Vie quotidienne
Communications
À l’ère de l’avion et de la voiture, il peut être difficile de s’imaginer ce qu’impliquaient les déplacements il y a 300 ans, avant l’invention du moteur à explosion, voire de la machine à vapeur. En Nouvelle-France, seule la force du vent et des courants, des animaux de trait, des jambes ou des bras maniant l’aviron, assurait le déplacement des personnes, des biens et de l’information.
Écritoire retrouvé sur le site de la seconde habitation de Champlain, 1624-1688
Pour envoyer une lettre de Versailles à Détroit, par exemple, il faut d’abord l’acheminer, par cheval ou par carrosse, vers les ports de La Rochelle ou de Bordeaux. Suit la longue traversée transatlantique, à bord de bâtiments à voile. Arrivée à Québec, la missive est placée dans une embarcation plus petite ou, en hiver, un traîneau : aucun chemin carrossable ne relie la capitale et Montréal avant la fin des années 1730. En amont de Montréal, le canot devient le mode de transport privilégié lorsque le fleuve est libre de glaces.
Le texte qui suit présente les moyens et les réseaux de communication en Nouvelle-France. On y découvre de quelle façon on acheminait, à l’échelle du monde atlantique et du continent, les ordres royaux et les rapports des administrateurs de la colonie, la correspondance et les marchandises des hommes d’affaires, et les lettres personnelles des colons. À l’intérieur de la ville ou de la paroisse rurale, les cloches et les tambours, les déclamations, usages plus ou moins ritualisés, et le bouche à oreille assurent la transmission de l’information.
Introduction (afficher)
Pehr Kalm décrivit ainsi la vallée du Saint-Laurent en 1749 : « On pourrait vraiment dire que c’est un village, s’étendant de Montréal à Québec… car les maisons de ferme ne sont jamais écartées de plus de cinq arpents et parfois d’à peine trois, sauf à quelques endroits. »
Un village, même étendu, est, par définition, un endroit où les nouvelles se répandent vite. La vie y est telle que tout ce qui se passe devient une nouvelle qui circule grâce à la correspondance, au bouche à oreille ou au deux. Les réseaux sociaux établis au tournant du XVIIIe siècle favorisèrent la circulation des nouvelles. Ce n’est pas un hasard si la facilitation des communications eut lieu parallèlement à l’avènement d’un marché du blé et d’autres céréales. La vallée du Saint-Laurent devenait une unité géographique reconnaissable, cohésive et intégrée. Mais le processus prit du temps. Au milieu du XVIIe siècle, les correspondants envoyaient des lettres en France, leur patrie lointaine. Au cours du siècle suivant, la patrie devint un endroit plus proche, et les raisons d’entrer en communication avec un résident d’une ville ou d’une côte le long du Saint-Laurent se multiplièrent. La colonisation systématique permit aux Canadiens de la vallée du Saint-Laurent de transmettre plus aisément des messages oraux sur des distances de plus en plus grandes.
Prenons, par exemple, les guérisons miraculeuses qui établirent la réputation de l’église de Sainte-Anne-du-Petit-Cap (Sainte-Anne-de-Beaupré) dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Les personnes guéries étaient de la paroisse ou des environs : Château-Richer (1662), Québec (1664), Saint-Laurent-de-l’Île-d’Orléans (1701). Des groupes de pèlerins fervents de la ville voisine de Château-Richer et de Sillery (en amont de Québec) se rendaient à Sainte-Anne dans les années 1670 et 1680. Des notables de Québec (à moins de 30 kilomètres de là) eurent vent des miracles. Dans tous ces cas de la fin du XVIIe siècle, les échos de miracles se répandirent essentiellement dans un rayon géographique restreint. Avec la colonisation progressive des autres parties de la vallée du Saint-Laurent au début du XVIIIe siècle, à mesure que les jeunes quittaient la maison familiale, sans rompre le contact complètement, la frontière des nouvelles orales s’étendit. En 1759, par exemple, il aurait été quasi impossible de ne pas entendre parler de l’arrivée des Anglais.
La communication à l’échelle régionale et locale était associée à deux types d’activités sociales. Premièrement, des lettres étaient rédigées et échangées dans le but de transmettre un message entre deux parties qui ne pouvaient pas avoir une conversation en personne. La priorité était la transmission. Deuxièmement, la communication était une expérience publique, une cérémonie et un échange informel entre les familles et les voisins. Dans ce cas, la communication n’était pas écrite, et le moyen de communication contribuait à encadrer la manière dont les nouvelles étaient transmises et, finalement, le contenu du message. La représentation de croyances communes et l’effet émotionnel associé aux échanges en personne étaient au cœur de la communication.
L’eau, moyen de transport et de transmission
Pendant la saison active, le Saint-Laurent était une autoroute d’information empruntée par des dizaines de bateaux et de goélettes. Au début du XIXe siècle, 200 navigateurs vivaient à Québec. Ils étaient les maîtres de navires et de bateaux qui naviguaient entre Montréal, Trois-Rivières, Québec et Louisbourg. Sur les rives du Saint-Laurent, près des chantiers navals royaux de Québec et ailleurs, des artisans se spécialisaient dans la construction de bateaux et de navires.
En 1705, Guillaume Levitre, de Saint-Pierre-de-l’Île-d’Orléans, consentit à construire un navire pour messieurs Martin et Jeanne de Québec. Le travail devait être accompli à l’île Dupas, près de l’embouchure de la rivière Richelieu. Comme l’île Dupas était à 175 kilomètres en amont de Québec, l’accord témoigne du réseau économique qui se dessinait le long du Saint-Laurent.
Le transport fluvial permettait la circulation régulière de l’information, mais il fallait que les navigateurs connaissent le chemin. Des cartographes établirent la carte des parties du fleuve en aval de Québec où la navigation était plus difficile. Cap-aux-Oies, Baie-Saint-Paul, La Malbaie et Le Bic étaient parmi les baies et les passages où l’on pouvait jeter l’ancre. Les Français préféraient la rive nord en amont de l’île Verte parce que la navigation y était plus facile en raison des vents du nord-ouest dominants, ce qui explique les détails de la carte de Deshayes (vers 1685), notamment le bon lieu d’ancrage à onze brasses de la rive de Cap-aux-Oies et la plage sablonneuse de Port-au-Persil, où les bateaux pouvaient être tirés à sec. Le long du Saint-Laurent, les Canadiens prirent l’habitude d’aller à la rencontre des navires qui passaient pour offrir ou vendre des vivres. En échange de la nourriture et de l’eau hissées à bord, on transmettait les nouvelles d’outre-mer ou d’en amont de Québec.
Carte particulière de la traverse du cap Tourmente (détail), 1733, par J.-N. Bellin et H. des Herbiers de Lestanduère
Outre les grands voiliers, divers types d’embarcations de plus petites dimensions transportaient des personnes et de l’information. Presque partout, il y avait des canots d’écorce et des canots en bois construits en creusant le tronc d’un arbre. La Couronne construisait des bateaux à fond plat et des canots en bois pour transporter les troupes. Conservés dans des hangars, ces bateaux étaient des biens de valeur. Une ordonnance de 1717 attirait l’attention sur le vol des bateaux du roi, qui étaient démontés et vendus pour les planches et les clous. Les bateaux royaux transportaient aussi bien des personnes que des messages. En 1733, les autorités coloniales créèrent le poste de « patron de chaloupe » pour livrer les dépêches du gouverneur et de l’intendant le long du Saint-Laurent. Kalm, en route pour Montréal dans le bateau du gouverneur en 1749, mentionne une halte à Trois-Rivières : « … où nous sommes restés tout juste le temps de livrer les lettres que nous avions apportées de Québec. » Il voyageait probablement avec le patron de chaloupe.
Le chemin du Roy
Vue de Québec prise à proximité de la traverse de Beauport en 1787
Dans les années 1690, les messagers royaux commencèrent à transporter les dépêches par voie terrestre et peut-être acceptaient-ils aussi de livrer le courrier privé. Les correspondants confiaient couramment leurs lettres à des voyageurs qui consentaient à les transporter pour rendre service. Les attentes des correspondants reflétaient cette habitude. Le père Naud, de Kahnawake, était mécontent que le courrier qu’il avait reçu de la France n’ait pas été expédié à la mission quand il est arrivé à Québec, car il était persuadé de pouvoir trouver un moyen d’envoyer sa réponse pour qu’elle soit expédiée en France. Une partie du courrier de Naud aurait pu être transportée par voie terrestre à bord de charrettes l’été ou de traîneaux l’hiver.
Carte du St-Laurent par le Général James Murray, 1761
La construction de routes en Nouvelle-France était une affaire locale. Pour permettre des déplacements sur de courtes distances, on construisait parfois des routes menant au moulin seigneurial ou à l’église paroissiale. Le responsable de la construction de routes en Nouvelle-France, le grand voyer, avait parfois de la difficulté à persuader les habitants de remplir leurs obligations en matière de construction et d’entretien des routes. L’intendant devait, de temps en temps, émettre une ordonnance obligeant les habitants à construire une route. Lors d’une inspection réalisée dans l’île d’Orléans l’été 1731, le grand voyer Boisclerc constata que les routes et les ponts étaient en très mauvais état. Dans la seule paroisse Sainte-Famille, 46 ponts avaient besoin de réparations, tandis que la route de la paroisse Saint-Jean avait été emportée par les marées. La route qui ferait le tour de l’île serait construite au cours des trois décennies suivantes et achevée dans les années 1760. L’expérience avec les habitants réticents de l’île d’Orléans encore fraîche dans sa mémoire, Boisclerc entreprit un projet plus ambitieux, voire téméraire, la construction d’une route entre Québec et Montréal, qu’il mena finalement à bien.
Le chemin du Roy entre Québec et Montréal fut terminé en 1737. D’une largeur de 7,3 m et doté de fossés des deux côtés, il permettait la circulation des passagers, de la poste et des messagers. Pour les habitants chargés de sa construction et de son entretien, le chemin était un compromis. D’un côté, il soustrayait à l’utilisation agricole des parcelles de terre arable. De l’autre, il reliait les communautés rurales, tel une grande chaîne de maillons imbriqués, renforçant le modèle du village étendu. Le chemin du Roy n’était pas officiellement une route postale, mais il était tout de même utilisé pour le transport du courrier. Le 25 décembre 1748, Élisabeth Bégon écrivit avec bonne humeur de sa résidence à Montréal : « Pour faire quelques compliments du 1e de l’an, on m’a dit qu’il partait un courrier ces fêtes. » Le messager allait probablement à Québec et empruntait le chemin du Roy. S’il était parti le lendemain, il aurait affronté un blizzard qui laissa un mètre de neige sur son passage, allant « jusqu’au ventre des chevaux ».
L’hiver ne mettait pas un frein aux voyages et aux échanges de courrier le long de la principale route de la vallée du Saint-Laurent. Le gouverneur et l’intendant, ainsi que leur entourage, se déplaçaient de Québec à Montréal au milieu de l’hiver. De là, ils pouvaient mieux administrer les postes de traite des fourrures du Pays d’en Haut et s’occuper des sujets du roi qui habitaient le district de Montréal. La description d’un voyage fait en 1753 révèle qu’il existait des relais où l’on gardait des chevaux frais et dispos. On pouvait engager des conducteurs qui connaissaient les meilleures routes. Parfois, ces dernières traversaient la surface gelée du Saint-Laurent. Les habitants des paroisses qui s’étiraient le long du chemin étaient chargés de tasser la neige avant le passage du cortège. Il s’agissait peut-être d’une tâche royale supplémentaire pour les habitants puisque, selon une ordonnance de 1726, ces derniers devaient jalonner les routes hivernales en plantant des branches dans la neige. En facilitant les déplacements des autorités, les habitants facilitaient également les leurs.
Jeune fille lisant une lettre
Dans les années 1750, la colonie était déjà pourvue de routes et le courrier circulait régulièrement entre Québec et Montréal. Les correspondants s’écrivaient à des jours déterminés de la semaine. Montcalm expliqua à Lévis, son commandant en second récemment arrivé dans la colonie et posté à Québec, qu’ils pouvaient rester en contact par courrier extraordinaire ou par courrier régulier : « … il part, tous les lundis au soir, un courrier » pour Montréal. Un an plus tard, il se disait déçu parce que, depuis un certain temps, « il n’est arrivé ni courrier de Québec ni lettres ». Le marquis, alors à Montréal, en était venu à compter sur le service, et il n’était pas le seul. La circulation de lettres permettait d’établir des liens entre les élites de la colonie parce que, hormis en personne, c’était la meilleure façon de faire des affaires, d’échanger de bons procédés ou d’entretenir des alliances.
La correspondance permettait aux familles dispersées de coordonner leurs efforts. Puisqu’ils recevaient des instructions écrites régulièrement, les cousins, les parents par alliance et les parents par le sang pouvaient administrer le bureau d’une société à Québec ou gérer les affaires de cette dernière dans le Pays d’en Haut. Le courrier unifiait toute l’entreprise comme un long ruban de mots. Les affaires n’étaient toutefois pas l’unique objet des échanges. Un élément personnel d’égale importance pouvait se creuser un chemin dans la correspondance. La touche personnelle était réfléchie, car l’échange de bons procédés et de politesses, et l’arrangement de mariages facilitaient la solidarité et la reproduction de classe.
La parole, les lettres et la cérémonie
Vue du pont sur la rivière Berthier (détail), 1785, par James Peachey
L’utilité sociale de l’écriture est incontestable. Toutefois, ce moyen de communication n’existait pas dans un vide. Une des caractéristiques remarquables de la vie sur les rives du Saint-Laurent était l’omniprésence des échanges oraux, ainsi que les usages et le rituel qui y étaient associés. La voix révéla vraiment tout son potentiel à cette échelle des relations sociales. Tous participaient. Les puissants bourgeois gentilshommes se regroupaient dans une ville ou l’autre de la colonie. Ils dînaient sans doute ensemble et discutaient de sujets d’actualité (tout en jouant aux cartes), comme le faisaient leurs homologues de la Virginie côtière. Les gens ordinaires, quant à eux, se rassemblaient dans leur paroisse. En ville comme à la campagne, la rumeur et le rituel étaient les véhicules prééminents de la communication.
« Les bruits qui courent » de chaque jour étaient un élément important de la communication dans la capitale coloniale de Québec, en temps de paix comme en temps de guerre. Une jeune femme de l’île d’Orléans se présenta en ville en 1696 pour annoncer l’invasion imminente de navires ennemis venus de la Nouvelle-Angleterre. Elle se rendit au château pour raconter son histoire au gouverneur. Entre-temps, le navigateur qui l’avait conduite en ville passa le mot que les Anglais arrivaient et « … rapidement toute la ville fut en émoi ». La femme fut jetée en prison quand le canular fut découvert – son amant avait inventé l’histoire – et elle fut accusée d’avoir répandu de fausses nouvelles d’une manière qui était préjudiciable aux intérêts de la Couronne.
La parole pouvait devenir une arme à double tranchant. Des rumeurs concernant les pratiques peu scrupuleuses de marchands qui spéculaient sur les denrées alimentaires et la solide conviction qu’il y avait un complot suscitèrent le ressentiment des habitants de Québec. Parmi l’élite, la parole était un moyen important de faire injure à quelqu’un. Opposé au théâtre pour des raisons d’ordre moral, monseigneur de Saint-Vallier, évêque de Québec, proposa 100 pistoles au gouverneur Frontenac en 1694 s’il consentait à ne pas faire jouer Le Tartuffe de Molière au château Saint-Louis. Frontenac accepta l’argent mais s’empressa d’ébruiter l’affaire, une initiative qui amusa la galerie mais mina sans doute l’autorité morale de l’évêque.
Les rumeurs surabondaient à Montréal en 1731 lorsqu’un groupe de citoyens attesta en cour que leur voisine, la mère Guignolet, tenait une maison de vices de toutes sortes. Les Guignolet employaient un langage grossier : « Crême et baptême, Vous êtes une coquine et une putain. » De toute évidence, les témoins n’étaient pas sourds. Comme leurs homologues en Nouvelle-Angleterre, ils étaient toujours prêts à tendre l’oreille. Ils avaient de bonnes mémoires et répétaient les uns aux autres, ou en cour, ce qu’ils entendaient.
Les véritables cris de Paris, 1710-11
Ce que racontaient les marins de passage, les voyageurs et les Autochtones qui transportaient des dépêches était colporté dans l’ensemble de la colonie. Les propos voyageaient également dans des lettres. En 1746, messieurs Havy et Lefebvre, de Québec, écrivirent dans une lettre adressée à monsieur Guy, leur correspondant à Montréal : « … voilà tou ce que j’ai entendu au Chateau ayant oui lire les lettres et lue. »
Ils relataient ce qu’ils avaient lu et entendu lors de leur visite au château du gouverneur. En apprenant les nouvelles, il ne restait plus à Guy qu’à les répéter à son entourage et, ce faisant, à toute la ville de Montréal.
Le cabaret était un endroit de prédilection pour les causeries populaires en Nouvelle-France. On s’adonnait à certains jeux, concluait des marchés et ourdissait des intrigues. C’était un lieu agréable, notamment parce qu’on y chantait beaucoup. On pouvait y entendre de nombreuses variations des mélodies chantées par des voyageurs en parcourant les cours d’eau du Pays d’en Haut, des chansons de marin et des airs traditionnels chantonnés par les agriculteurs. Il n’est guère étonnant que les débits de boisson de Louisbourg soient restés ouverts bien après l’heure officielle de fermeture. En Martinique, malgré leur interdiction officielle, la ville de Saint-Pierre comptait 200 cabarets. Une soif de convivialité, et pas seulement de rhum, alimentait la demande de ces établissements.
Des échanges vifs
La parole faisait partie intégrante de la vie sociale en Nouvelle-France, mais elle pouvait être source d’ennuis pour ses protagonistes. Quarante-quatre pour cent des personnes appelées à comparaître devant les tribunaux royaux du Canada étaient accusées de violence verbale ou physique. L’éclosion de la première menait presque automatiquement à la seconde. On employait des mots pour railler et parfois pour provoquer des adversaires. Mentionnons ici quelques exemples. Antoine Dufaut adressa des commentaires peu flatteurs à un groupe d’amis et de voisins qui jouaient aux quilles près des remparts de Montréal un dimanche soir de juillet 1736. Un membre du groupe s’indigna. Il commença à insulter Dufaut et une bagarre éclata. En 1733, le charpentier Charles Viger était devant sa maison à Montréal avec sa famille et certains de ses amis. Il fut apostrophé par les deux frères Brossard qui avaient été vexés par les propos d’un membre du groupe. L’incident dégénéra et des coups de poings furent échangés avant que les protagonistes ne soient séparés. Évoquons comme exemple extrême une querelle concernant une partie de billard qui connut une fin dramatique après avoir opposé deux officiers. « Je m’en foutre de la partie », dit l’un. « Que dites-vous », rétorqua l’autre. La confrontation atteignit son apogée lorsqu’ils dégainèrent leurs épées et que l’un d’eux fut touché. Il devait succomber à ses blessures.
Dans ces cas, comme dans toute affaire humaine, une chose en entraîne une autre. Au sein de la population de la Nouvelle-France, tant chez les gens ordinaires que chez les membres de l’élite, le sens de l’honneur était si profondément ancré que l’on pouvait dire et faire les choses les plus incroyables.
Les jurons et les blasphèmes
Depuis le XIXe siècle, les Canadiens français ont développé un répertoire de gros mots ayant leur source dans la liturgie et les cérémonies catholiques. Le répertoire de leurs ancêtres qui vivaient en Nouvelle-France au XVIIIe siècle était tout autre. Les archives judiciaires de la Louisiane semblent indiquer que des mots comme foutre, coquin, bougre et fripon comptaient parmi les favoris. En règle générale, en Nouvelle-France, les jurons reflétaient la valeur attachée au sens de l’honneur. Si on voulait insulter un homme, on remettait en question son honnêteté en employant des termes comme fripon, voleur, gueux ou cartouche. Les femmes étaient vilipendées pour leurs aventures extraconjugales, étant qualifiées de putains ou de l’un de ses synonymes : maquerelle, garce ou coureuse de garçons. Bien qu’a priori, le terme putain puisse sembler moins fort que son équivalent italien putanissima, il pouvait être employé efficacement avec d’autres, par exemple dans l’expression bougre de garce. En 1728, l’épouse d’un officier de l’armée fut qualifiée de « plus putain qu’une cavale », insulte superlative quand on sait qu’une cavale était une jument ayant pour rôle principal la reproduction.
L’importance de l’épate
Sous l’Ancien Régime, le comportement social tenait nécessairement du théâtre parce qu’il était lié à la recherche de statut à tous les niveaux de la société. En Nouvelle-France, comme dans la société italienne du début de l’époque moderne, que Peter Burke qualifie d’exemple suprême de la société théâtrale, il était impératif de fare bella figura. Nul ne souhaitait perdre la face ou sacrifier l’honneur. Il en allait de même pour les groupes sociaux et les classes. Un groupe d’élite pouvait en jeter plein la vue avec ses maisons, ses carrosses et ses vêtements splendides. La réaction des gens ordinaires pouvait s’exprimer dans des comportements malicieux et dans les propos que ces derniers tenaient à la taverne, les jours de marché ou lors des festivals, ou encore dans leur choix de vêtements. Dans un jeu incessant de à bon chat bon rat, les paysans et les nobles avaient recours à divers symboles pour communiquer leur identité, si ce n’était leur autorité.
En Nouvelle-France, le pouvoir était mis en scène. La proclamation d’ordonnances exigeait pompe et cérémonie. À La Nouvelle-Orléans comme à Québec, les ordonnances étaient proclamées et affichées bien en vue par un crieur public au son de tambours et en présence de soldats et de dirigeants, pour faire de l’effet. Dans les communautés rurales, les ordonnances étaient lues par un capitaine de milice avant d’être affichées sur la porte de l’église. Le maître d’une plantation de Louisiane pouvait exprimer sa puissance plus brutalement, en punissant un esclave, fouet en main, à la vue de ses pairs.
Le pouvoir était mis en scène, mais il y avait de la concurrence parmi les nantis. L’historien A. J. B. Johnston a documenté le conflit entre le gouverneur Saint-Ovide de Louisbourg et Mézy, le commissaire ordonnateur, en 1720. Chacun proclama son ascendant sur le Conseil supérieur en affichant un avis public sur la porte de l’église paroissiale, où on affichait habituellement les avis publics importants. L’avis de Mézy fut arraché dans l’heure. Le gouverneur n’était pas d’humeur à négocier son autorité. Une partie de bras de fer similaire opposa le gouverneur de la Nouvelle-France à l’intendant Dupuy, en 1727. Ce dernier, récemment arrivé de France, menaça de contrarier la façon de fonctionner du gouverneur. La confrontation s’exprima par l’affichage d’ordonnances et de contre-ordonnances émanant du château du gouverneur et du palais de l’intendant. Le gouverneur remporta la victoire : les dépêches du roi de septembre 1728 annonçaient la destitution de Dupuy. Les conflits qu’engendraient les questions de rang et de statut avaient lieu sur la place publique. Les discordes concernant le protocole et le prestige attiraient l’attention. Le long du village étendu du Saint-Laurent, à l’intérieur comme à l’extérieur des murs de la ville, elles faisaient jaser tout un chacun.
Les paroissiens
Église Sainte-Foy près de Québec, 1840, par Millicent Mary Chaplin
Le rang et la dignité caractérisaient tous les niveaux de la société au Canada. Les hauts fonctionnaires, qui revendiquaient le droit d’apporter leur prie-Dieu à l’église, s’en souciaient, ainsi que ceux de rang moins élevé, tel le capitaine de milice certain que Dieu l’avait gratifié du droit d’occuper un certain banc à l’église. En tant qu’institutions communautaires, les paroisses de la Nouvelle-France avaient un caractère populaire. En octobre 1714, les habitants de Côte Saint-Léonard, sur l’île de Montréal, s’objectèrent à la perspective d’être séparés de la paroisse de Pointe-aux-Trembles. Un homme chargé de transférer le pain béni fut intercepté. Un bailli envoyé pour imposer l’ordre fut menacé. La décision de l’évêque se heurtait à un fort sentiment communautaire, et les citoyens de Saint-Léonard manifestèrent leur opposition.
L’église de Sainte-Anne, 1829, par James Pattison Cockburn
La paroisse représentait les paroissiens, qui défendaient parfois leurs intérêts avec détermination. Tout ce qui touchait au statut et à la tradition locale jouait un rôle important dans la vie de tous les jours. Les rencontres entre personnes – l’adresse et la maladresse verbale – comptaient pour beaucoup à cette échelle de la vie quotidienne. La rancune ou un mot prononcé en faveur de quelqu’un pouvait aller loin, tout comme les gestes non verbaux – lever un sourcil, battre des cils, rougir – échangés entre d’éventuels amoureux assis à proximité l’un de l’autre à l’église.
Contrairement aux échelles continentale et transocéanique, où la transmission était l’objectif premier, la communication à cette échelle plus restreinte se vivait de façon personnelle ou collective au sein d’un groupe. La paroisse reconnaissait sa personnalité collective en assistant au service divin en bloc. Le tableau était connu. Un verset suivait l’autre, selon le calendrier rituel et liturgique établi. Les places de l’assemblée et du prêtre étaient fixées dans une géographie cérémonielle : le prêtre, paré de ses habits cérémoniels, parlait de sa chaire, tandis que, en bas, on se levait, s’agenouillait, s’assoyait et répétait les paroles de l’officiant. Quand quelque chose d’extraordinaire se produisait dans l’église – une personne malade ou handicapée annonçait qu’elle était miraculeusement guérie, un couple décidait de se marier à la gaumine (sans l’accord des parents et du prêtre) – l’événement était vécu au vu et au su de toute l’assemblée. Les membres de l’assemblée racontaient ce qu’ils avaient vu ce jour-là. Ils étaient les gardiens de la tradition locale.
Après la messe, des groupes de paroissiens se réunissaient sur le parvis de l’église pour fumer une pipe ou passer un moment ensemble. On y faisait des affaires de toutes sortes et causait de tout et de rien. Les rumeurs étaient propagées à tout vent. Les gens hésitaient à rentrer directement, car les familles et les amis profitaient de la compagnie des uns et des autres. Puisque le parvis était considéré comme un lieu de rassemblement populaire, la porte de l’église était toute désignée pour accueillir les avis écrits lus par les officiers royaux ou les capitaines de milice. Quiconque a étudié le siège et la bataille de Québec se souviendra que c’est sur la porte de l’église de Beaumont, le 30 juin 1759, que le général James Wolfe afficha son avis enjoignant aux Canadiens de conserver une position neutre, sinon ils s’exposeraient à de sérieuses représailles de la part des Britanniques. La mise en garde de Wolfe n’était pas creuse!
La coutume de l’affichage sur les portes de l’église dura longtemps. En 1825, un comité de la législature du Bas-Canada allégua qu’une pétition locale devait être affichée sur la porte de l’église pendant au moins deux mois avant de pouvoir être légitimement portée à l’attention de la Chambre. Quelque soixante ans plus tard, on estima que la meilleure façon de rejoindre les personnes s’intéressant aux îles de Sorel – une loi gouvernant l’utilisation des îles était sur le point d’être amendée – était d’afficher un avis écrit sur la porte de l’église des paroisses concernées. Bien que les législateurs aient aussi proposé de publier une annonce dans le journal de Sorel, la pertinence inaltérable de la porte de l’église en 1884 est significative. Nichée au croisement des voies de communications – orales, rituelles, cléricales, laïques et royales – la porte de l’église devait remplir une fonction clé dans la transmission des nouvelles. Elle rappelle le système de communication complexe et à plusieurs niveaux qui permit la transmission de messages et de nouvelles le long du Saint-Laurent et au sein du réseau social de la région.